carnet de voyage : chapitre trois : besoin de rien, besoin de personne, sauf peut-être d’un pêcheur au carrelet…

Je suis une femme vernie. J’ai passé ma vie entourée, écoutée, respectée. On ne m’a ni violée, ni méprisée, ni asservie. J’ai toujours fait ce que j’ai voulu. Je ne me farde pas, je ne me rase pas les jambes, je me coiffe à la diable, je m’habille avec ce qui me tombe sous la main.

J’ai pourtant eu les hommes que je voulais, fait les enfants que je voulais, ces enfants que je regarde aujourd’hui avec admiration entrer dans l’âge d’homme.

Bref, je ne connais les injustices et les souffrances de ce monde que par les journaux, la télé ou les rencontres.

Elles m’indignent, je voudrais les éradiquer, j’y ai même contribué parfois, quand c’était en mon pouvoir.

Pourquoi m’indignent-elles ? Sans doute parce que je me dis que ça aurait pu être moi, ou mes fils, ou mes sœurs, ou mes nièces, ou mes neveux, ou mes parents.

Je m’identifie aux autres, tout le temps, sans arrêt, au point que ça m’épuise parfois. Du moins je le croyais.

N’ayant jamais subi, j’avance sans jamais douter : ma haute stature m’aide sans doute. Il ne me vient jamais à l’esprit qu’on pourrait : ne pas m’écouter, ne pas me respecter, porter la main sur moi.

Et parfois, une pointe de mépris se glisse dans mon esprit quand je vois ceux qui courbent l’échine, se font serviles, ou montrent de la peur.

Mais aussitôt je la combats, (du moins je croyais la combattre) cette pointe ignoble, en me souvenant que, sans raison, c’est sur mon berceau que les fées se sont penchées. Mon berceau et pas celui du voisin ou de la voisine : pas celui du copain mort à 19 ans, pas celui de la copine, née paraplégique à cause d’une erreur de l’obstétricien, pas celui du voisin, affligé d’une patte folle et d’une voix nasillarde. Je bois, je fume, je mange ce qui me plaît et la maladie m’épargne pourtant.

Rompons-là ! Ce que je veux dire c’est qu’avant ce voyage, j’avais la conviction de n’avoir besoin de personne, d’être plutôt celle dont on a besoin.

J’aimais me calfeutrer de temps à autre, éviter les rencontres pendant quelques jours, jouir de mon chez moi, de mes poules, de mon monde, avec le sentiment que ça allait bien un peu là ! Et que les autres, ces sangsues qui viennent à moi pour se plaindre, chercher de la compassion ou de l’aide, pouvaient bien, un moment, se démerder tout seuls.

Et finalement, mon départ avec mon camion, mon Eugénie comme je le surnomme, ce fut peut-être de ce besoin de mettre un terme au commerce des hommes, que je le dois. Oui, je pense que ça a bien pu être cela, ma motivation. Être enfin seule. Ne plus être responsable de rien ni de personne.

Et puis, comme je l’ai dit plus haut, les autres m’ont rattrapée. Il ne m’a fallu que quelques jours pour découvrir à quel point ils me manquaient, à quel point, sans eux, je n’étais rien d’autre qu’une cymbale résonnante, une outre vide, une forme vague.

Il ne m’a fallu que quelques jours pour comprendre que toute ma vie, ils avaient été ma source, cette eau vive sans laquelle je n’étais qu’une plante desséchée, mourante.

Et je me suis souvenue de ce type que j’avais viré méchamment, comme je le raconte au début.

J’ai eu bien mal : mal à mon orgueil, mal à ma fierté.

J’ai compris que je n’étais pas grand chose, ni plus, ni moins indispensable que quiconque, ni plus ni moins utile à l’univers que n’importe qui.

Et c’est ainsi que, humblement, toute honte bue, je suis partie à la recherche des hommes, enfin…

Je tergiverse, car je ne sais comment les conter ces rencontres. Comment les conter en y mettant tout mon amour mais aussi tout mon humour.

Ces gens que je ne reverrai plus, qui m’oublient sans doute déjà, ils sont devenus, au fond de mon cœur, des amis chers, non tant pour ce qu’ils ont montré de ce qu’ils étaient que peut-être pour ce qu’ils sont : des frères et soeurs en humanité, cette humanité qui se déchire, s’affronte elle-même, sans parfois bien comprendre qu’elle est une, indivisible, universelle comme la République.

Allez, mon cerveau va choisir pour moi. Et ceux qui me viennent en premier à l’esprit, ce sont ces pécheurs au carrelet que j’ai croisés, au bord de la mer, sur une jetée, jetant leur modeste filet à l’eau, juste à côté d’une pancarte interdisant, par arrêté municipal … la pêche au carrelet.

Ils ne faisaient pas grand mal. Ce ne sont pas eux qui vident les océans, mais bien ces chalutiers industriels terrifiants. Et pourtant, ce sont eux qu’on tente de brider.

J’ai vu la pancarte et je les ai vus, rigolards. Je suis tombée en amitié immédiatement. Je suis allée vers eux :

-Merci d’exister les gars !

Ils ont levé un sourcil étonné. J’ai montré la pancarte. Ils ont ri. Je suis restée longtemps à les regarder. Ils m’ont parlé de la mer, des poissons, de leurs femmes, de leurs mômes, des temps durs et des cons. Vous savez, les cons, ceux qui mettent tout le monde d’accord.

On a ri, j’ai même remonté un carrelet, un coup, maladroitement, émue et anxieuse de bien faire.

Ensuite on est allé boire une bière. J’aime pas la bière. Mais celle-là, je l’ai savourée, jusqu’à la dernière goutte.

2 commentaires sur “carnet de voyage : chapitre trois : besoin de rien, besoin de personne, sauf peut-être d’un pêcheur au carrelet…

  1. Un peu longuet comme définition de la philanthropie mais très précis. La prochaine fois que tu (j’ose le tutoiement) boiras une bière avec les pêcheur au carrelet, fais moi signe, j’accourrai ou, tout du moins, je vous accompagnerai par la pensée. A la tienne !

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  2. Définition de la philanthropie : je ne l’avais pas vu comme ça mais oui, ça peut le faire après tout. Ok pour une bière, mais si ça ne t’ennuie pas, je viserai plutôt un petit blanc, pour ma part ! Une bière par an, ça me suffit ! Santé !

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